La pyramide de la Sagesse

La pyramide de la Sagesse (extrait court)

Toute chance implique un devoir, tout talent une responsabilité, toute richesse un partage. Un des facteurs de réussite de son existence ne tient-il pas au fait d'avoir pu se procurer un supplément d'âme en offrant à d'autres un supplément de bonheur ? L'enfant comprendra vite que la joie est un bien particulier qui défie les lois économiques en se multipliant à force d'être partagé. L'optimisation du bonheur passe par celui de l'autre. Cette générosité se sublimera en humble sagesse le jour où rencontrant un pauvre, il ne se posera plus la question de savoir ce qu'il peut faire pour lui mais ce qu'il peut recevoir de sa part.

Philippe Dembour, Père de famille, La Libre Belgique, 25 mai 2004

La pyramide de la Sagesse

N'y a-t-il meilleur indice de l'absence de sagesse que de tenter d'en donner la recette ? Ne vaut-il, toutefois, pas la peine d'affronter les affres d'un tel verdict, vraisemblablement assez peu éloigné de la réalité, si l'on croit pouvoir aider nos enfants à identifier le sens de leur existence et à mieux cerner le but de leur vie ?

L'enfant qui poursuit une étoile est un enfant sauvé, dit-on. Mais quelle étoile lui montrer ? Rappelons-nous la parabole de la femme qui se retrouve en rêve dans un merveilleux magasin et qui découvre Dieu derrière le comptoir. "Que vendez-vous ?" lui demande-t-elle. "Tout ce que ton coeur désire", lui répondit Dieu. Profitant de l'aubaine, la femme se précipita : "Je souhaite vous acheter le bonheur et la sagesse". Dieu répondit alors : "Vous vous trompez de magasin ; ici, nous ne vendons pas les fruits mais les semences...". Quelles sont donc ces graines propres à nous diriger vers le bonheur et la sagesse ?

Si la sagesse devait prendre une forme particulière, ne pourrait-on la comparer à une pyramide dont les quatre côtés de la base seraient constitués de la famille, du travail, des loisirs et de notre engagement dans la société, la distance au sommet symbolisant notre relation à Dieu ou à toute valeur humaniste si nous sommes agnostique ?

Le premier côté est sans conteste celui de la famille au sens large, ce lieu privilégié où nos actes sont guidés par l'affection et le souci du bonheur de l'autre. C'est dans ce creuset que se forgent les plus belles vertus de l'homme : tant celles reliées au coeur comme l'amour, la générosité et le pardon que celles reliées à l'esprit comme la justice, la conscience et le sens de l'effort. Une des tâches fondamentales des parents est d'aiguiser le discernement de leurs enfants, leur capacité de distinguer non seulement le bien du mal mais aussi l'essentiel de l'accessoire, le durable de l'instantané, le stratégique du quotidien.

Le rôle des père et mère est certes d'aider les enfants à acquérir des qualités parfois d'apparence contradictoire : de l'humilité mais aussi suffisamment de saine ambition pour assurer le développement de la personnalité et des talents, de la tolérance mais aussi suffisamment de conviction pour y puiser les ressources de son action, le sens de la gratuité mais aussi suffisamment de réalisme pour éviter les travers de la naïveté. La mission principale des parents est toutefois d'offrir aux enfants un sens à leur existence, des points de repère durables. Un marin ne se dirigera jamais à la lumière d'étoiles filantes et il n'y a pas de bon vent pour celui qui ne sait où aller. Comme le disait le Père Martinot, jésuite français, le caméléon meurt d'épuisement si on le pose sur une couverture écossaise.

Le second côté est celui du travail. Chacun a vocation à travailler non seulement pour entretenir sa famille mais également pour participer au développement de la société. Si la satisfaction professionnelle implique une certaine correspondance entre le niveau de responsabilité et la perception de ses capacités humaines et intellectuelles, elle requiert aussi une harmonie entre la nature des prestations et la recherche du bien commun dans le respect de ses propres valeurs. Le sentiment d'utilité constitue aussi un facteur d'équilibre. Il découlera de la mise en oeuvre de nos talents et de la finalité ultime de notre profession.

La poursuite du profit contribuera à ces objectifs si l'entrepreneur intègre dans son processus de décision non seulement la nécessaire et légitime mission de création de richesse mais également ses responsabilités à l'égard de l'environnement et de la communauté de personnes liées à son activité. C'est ici que l'éthique revêt une importance particulière : dans les relations professionnelles, toute personne - collègue, client, fournisseur - devrait être traitée avec équité comme nous souhaiterions l'être dans les mêmes circonstances.

Le troisième côté de la pyramide est constitué des activités de détente, de loisirs. La joie de retrouver ses amis, les sports, la lecture. La contemplation du beau qui aide à faire le bien, l'émerveillement devant la nature, un mot d'enfant ou certaines oeuvres d'art qui élèvent le coeur et l'esprit. Prendre de la hauteur vis-à-vis des tâches quotidiennes, se déconnecter du stress habituel. Il ne s'agit pas là d'une activité accessoire même si peu de temps y est alloué pendant la période de vie active. C'est une obligation qui est imposée à l'homme et qui lui permet de se ressourcer. Chamfort disait : " Si l'on doit aimer son prochain comme soi-même, il est au moins aussi juste de s'aimer comme son prochain".

Le dernier élément de la pyramide représente l'ensemble des activités de solidarité et de service désintéressé. Si certains se réfèrent à la mission sociétale de l'homme, c'est-à-dire à son engagement dans la société en faveur d'une cause ou de certaines personnes, le "Petit Prince" aurait probablement plus simplement fait allusion au sourire que l'on peut adresser au passant dont le visage sombre attire un regard compatissant, au souci de voir le monde refléter davantage notre objectif de justice et de fraternité...

Toute chance implique un devoir, tout talent une responsabilité, toute richesse un partage. Un des facteurs de réussite de son existence ne tient-il pas au fait d'avoir pu se procurer un supplément d'âme en offrant à d'autres un supplément de bonheur ? L'enfant comprendra vite que la joie est un bien particulier qui défie les lois économiques en se multipliant à force d'être partagé. L'optimisation du bonheur passe par celui de l'autre. Cette générosité se sublimera en humble sagesse le jour où rencontrant un pauvre, il ne se posera plus la question de savoir ce qu'il peut faire pour lui mais ce qu'il peut recevoir de sa part.

La dimension verticale de la pyramide symbolise notre relation avec l'Etre qui nous transcende. Pour le chrétien, cela se traduira par l'évolution de notre spiritualité, notre méditation de la parole de Dieu et notre souhait de tenter de la mettre en application. Si le sommet de la montagne est visible, force est de constater qu'on ne la gravit pas en ligne droite et que les lacets sont parfois plus longs qu'on ne l'aurait imaginé. La contemplation du cap à suivre nous aide toutefois à franchir les épreuves. Le recul du temps se chargera d'éclairer la façon dont ces épreuves s'articulent dans le puzzle de notre vie.

Une des clés du bonheur ne dériverait-elle pas d'un certain équilibre entre ces quatre côtés de la pyramide ? Toute chaise est bancale si elle ne repose pas fermement sur ses quatre pieds. Celui qui parvient à doser adéquatement ces dimensions en inscrivant son comportement dans un cercle centré sur la base de la pyramide se sentira probablement en harmonie avec lui-même. Si de ce cercle, nous nous élevons jusqu'au sommet de la pyramide, nous dessinons un cône. Serait-ce le cône du bonheur ?

Ce cône est peut-être tout aussi philosophal que la pierre du même adjectif. Il a toutefois le mérite de nous faire réfléchir sur notre vie car la sagesse est-elle finalement autre que de chercher à penser sa vie et vivre sa pensée ?

Philippe Dembour, Père de famille, La Libre Belgique, 25 mai 2004