Tant qu'un homme ne s'intéresse qu'à soi...

Tant qu'un homme ne s'intéresse qu'à soi, à sa fortune, à son avancement, à son succès personnel propre, il s'intéresse à bien peu de chose : tout cela est de médiocre importance et de courte durée, comme lui-même. À côté de cette barque qu'il conduit avec tant de soins, il y en a des milliers et des millions d'autres, de structure pareille et de taille à peu près égale : aucune d'elles ne vaut beaucoup, et la sienne ne vaut pas davantage. De quelque façon qu'il l'approvisionne et la manoeuvre, elle restera toujours ce qu'elle est, étroite et fragile ; il a beau la pavoiser, la décorer, la pousser aux premiers rangs : en trois pas, il en a fait le tour. C'est en vain qu'il la répare et la ménage ; au bout de quelques années, elle fait eau ; un peu plus tôt, un peu plus tard, elle s'effondre, elle va s'engloutir, et avec elle périra tout le travail qu'elle a coûté. Est-il raisonnable de tant travailler pour elle, et un si mince objet vaut-il la peine d'un si grand effort ?...

Heureusement, pour mieux placer son effort, l'homme a d'autres objets plus vastes et plus solides, une famille, une commune, une église, une patrie, toutes les associations dont il est ou devient membre, toutes les entreprises collectives de science, d'éducation, de bienfaisance, d'utilité locale ou générale, la plupart pourvues d'un statut légal et constituées en corps ou même en personnes civiles, aussi bien définies et protégées que lui, mais plus précieuses et plus viables, car elles servent beaucoup d'hommes et durent indéfiniment ; même quelques-unes ont une histoire séculaire, et la longueur de leur passé présage la longueur de leur avenir. Dans l'innombrable flottille des esquifs qui sombrent incessamment, et incessamment sont remplacés par d'autres, elles subsistent comme des vaisseaux de haut bord : sur ces gros bâtiments, chaque homme de la flottille monte de temps en temps pour y travailler, et cette fois l'oeuvre qu'il produit n'est pas caduque, éphémère, comme l'ouvrage qu'il fait chez lui ; elle surnagera après qu'il aura disparu, lui et son esquif ; elle est entrée dans une oeuvre commune et totale qui se défend par sa masse. Sans doute, ce qu'il y insère pourra plus tard être remanié ; mais la substance en demeure, et parfois aussi la forme : tel précepte de Jésus, tel théorème d'Archimède reste une acquisition définitive, intacte et clouée en place depuis deux mille ans, immortelle dès le premier jour.

- Par suite, l'individu peut s'intéresser, non plus seulement à sa barque, mais encore à un navire, à tel ou tel navire, à telle société ou communauté, selon ses préférences et ses aptitudes, selon l'attrait, la proximité ou la commodité d'accès, et voilà un nouveau ressort d'action antagoniste au premier. Si fort que soit le premier, parfois le second prévaut ; c'est que l'âme est très généreuse ou préparée par une longue discipline spéciale : de là tous les sacrifices, la donation de soi-même à une oeuvre ou à une cause, le dévouement de la soeur de charité et du missionnaire, l'abnégation du savant qui s'ensevelit pendant vingt ans dans les minuties d'une besogne ingrate, l'héroïsme de l'explorateur qui risque sa vie dans le désert ou parmi les sauvages, le courage du soldat qui se fait tuer pour défendre son drapeau. Mais ces cas sont rares.

Chez le plus grand nombre d'hommes et dans le plus grand nombre de leurs actes, l'intérêt personnel l'emporte sur l'intérêt commun, et, contre l'instinct égoïste, l'instinct social est faible. - C'est pourquoi il est dangereux de l'affaiblir ; l'individu n'est que trop tenté de préférer sa barque au navire ; si l'on veut qu'il y monte et qu'il y travaille, il faut lui fournir des facilités et des motifs pour y monter et pour y travailler ; à tout le moins, il ne faut pas lui en ôter. Or cela dépend de l'État, sorte de vaisseau amiral et central, seul armé, qui tient sous ses canons tous les navires subordonnés ; car, quelle que soit la société, provinciale ou municipale, enseignante ou hospitalière, religieuse ou laïque, c'est l'État qui en fabrique ou en adopte le statut, bon ou mauvais, et qui, par ses lois, ses tribunaux et ses gendarmes, en procure l'exécution, stricte ou lâche. Partant [Par conséquent], sur cet article, il est responsable ; à lui d'agréer ou d'imposer le bon statut, la forme sociale la plus propre à fortifier l'instinct social, à entretenir le zèle désintéressé, à encourager le travail volontaire ou gratuit.

Hippolyte Taine (1828-1893),
Les Origines de la France contemporaine (livre IV, chap. I), 1890,
Annales du baccalauréat, juin 1997