De la traduction : Gödel, Escher, Bach

Mon opinion sur ce qu'est une bonne traduction est la suivante. Si un lecteur intelligent et critique ne soupçonne pas qu'il ne lit pas la version originale, et surtout s'il a l'impression qu'un passage donné ne pourrait exister que dans la langue qu'il lit, alors là, il s'agit d'une traduction réussie. Autrement dit, si un passage semble intraduisible alors qu'en vérité il a été traduit d'une autre langue, que demander de plus ? Pouvoir ainsi tromper un lecteur critique, c'est le comble de l'art de la traduction. [...]

Qui lira les éditions anglaise et française de GEB aura un avantage sur les lecteurs en une seule langue : en comparant deux passages, il pourra distinguer ce qui est « glissable », ou inessentiel, de ce qui est ferme et essentiel. Comme cela, il découvrira un noyau inglissable : le GEB «platonicien », le GEB idéal, flottant majestueusement dans un espace éthéré, indépendant de toute langue terrestre.

Ce GEB platonicien ressemble donc au « triplettre » photographié sur la couvertures du livre : un objet multidimensionnel suspendu dans l'espace, dont chaque nouvelle projection révèle un peu plus la nature. Chacune des trois projections du triplettre de la couverture est une ombre créée par une lampe de poche. Pareillement, chaque GEB concret - c'est-à-dire, en une langue particulière - n'est que l'ombre du GEB platonicien sur un mur particulier. En ce sens, même la version anglaise de GEB n'est pas la version absolue, n'étant que l'ombre du livre platonicien sur le mur anglais. Par conséquent, une collection de versions bien traduites de GEB (sans la version anglaise) représenterait le vrai GEB, le GEB platonicien, mieux que ne le ferait la version originale en anglais !

D'après cette métaphore, un traducteur jouerait le rôle d'une lampe. Les traducteurs faibles créeraient des ombres vagues et floues, les traducteurs brillants des ombres claires et nettes.

Douglas Hofstadter,
Gödel Escher Bach, Les Brins d'une Guirlande Eternelle, InterEditions

Voir aussi "bonheur et vérité"